50.
Le sacrifice
La Traqueuse scrutait mon visage tandis que Mel et moi nous nous disputions.
Non, Gaby, non !
Ne sois pas ridicule, Mel. L’intérêt de ce choix est évident ! N’est-ce pas ce que tu voulais ?
J’avais beau, toutefois, songer au happy end, je ne pouvais oublier l’horreur intrinsèque de ma décision. C’était le secret que j’étais censée protéger au prix de ma vie. L’information ultime que j’avais tenté de cacher désespérément, malgré la torture que cela représentait pour moi.
Je m’attendais à ce genre de souffrance : une crise de conscience, aggravée par mon amour pour ma famille humaine. Je m’y attendais, mais cela restait très douloureux.
Je ne pourrais plus prétendre être une simple déracinée après ça. Non, je serais une pure traîtresse.
Pas pour elle, Gaby ! Pas pour elle ! se lamentait Melanie.
Pourquoi attendre qu’ils attrapent une autre âme ? Une âme innocente que je n’aurai aucune raison de haïr ? Tôt ou tard, il faudra bien que je saute le pas.
Pas maintenant ! Attends encore ! Réfléchis !
Mon estomac s’est soulevé. Je me suis pliée en deux et j’ai dû prendre une grande inspiration pour faire passer le spasme. J’ai été à deux doigt de vomir.
— Gaby ? s’est inquiété Jeb derrière moi.
Je pourrais la laisser mourir, Mel, si elle était une de ces âmes innocentes. Je pourrais les laisser la tuer, alors, parce que je serais convaincue, sans doute possible, que c’est la meilleure décision.
Mais c’est un être détestable, Gaby. On la hait tous !
Tout juste. Et je me méfie de moi, de ma partialité. Regarde comme je me suis voilée la face, comment je n’ai pas voulu voir la solution…
— Gaby ? Ça ne va pas ?
— Ça va Jeb, ai-je répondu, le souffle court. (Je ne m’attendais pas à ce que ma voix en soit si affectée.)
La Traqueuse nous a regardés tour à tour, ne sachant que penser. Puis elle a reculé, pour se réfugier contre le mur. J’ai reconnu l’attitude, je savais exactement ce qu’elle ressentait à cet instant ; j’avais déjà vécu ça.
Une main s’est posée doucement sur mon épaule et m’a fait pivoter.
— Que se passe-t-il, fillette ? a insisté Jeb.
— Il me faut une minute encore, ai-je dit sans pouvoir respirer. (J’ai regardé droit dans ses yeux bleu délavé pour lui dire la vérité.) J’ai encore une dernière question à lui poser. Mais il me faut une minute pour moi, pour trouver le courage. Vous voulez bien m’attendre ?
— Bien sûr, on peut attendre encore un peu. Fais une pause.
J’ai hoché la tête et me suis éloignée à pas vifs. La terreur, au début, ankylosait mes jambes, mais à chaque pas, la raideur se dissipait. Lorsque je suis passée devant Aaron et Brandt, je courais presque.
Les deux hommes ont échangé un regard étonné.
— Que s’est-il passé ? a demandé Aaron.
Je ne savais trop où me cacher. Mes pieds, comme en pilotage automatique, m’emmenaient dans le dédale souterrain vers ma chambre à coucher. J’espérais qu’elle serait déserte.
Il faisait sombre dans le tunnel ; le clair des étoiles ne parvenait à filtrer par les fissures au plafond. Je n’ai vu Lily que lorsque j’ai trébuché contre elle.
J’ai failli ne pas reconnaître son visage tuméfié par les larmes. Elle était recroquevillée au sol, au beau milieu du passage. Elle a ouvert de grands yeux, ne me reconnaissant pas.
— Pourquoi ? a-t-elle bredouillé.
Je l’ai regardée sans un mot.
— Je disais que la vie comme l’amour, ça trouve toujours un chemin. Que rien ne l’arrête… Mais pourquoi la vie et l’amour devraient-ils continuer ? À quoi bon ?
— Je ne sais pas, Lily. Je ne sais pas.
— À quoi bon ? a-t-elle répété pour elle-même, son regard vitreux passant au travers de moi.
Je l’ai contournée avec précaution et me suis rendue dans ma chambre. J’avais moi aussi une question… et une réponse à trouver.
À mon grand soulagement, il n’y avait personne dans la pièce. Je me suis jetée à plat ventre sur le matelas où je dormais d’ordinaire avec Jamie.
Quand j’avais dit à Jeb que j’avais encore une dernière question à poser, c’était vrai. Mais la question n’était pas pour la Traqueuse. Elle était pour moi.
Et la question était : allais-je le faire, maintenant que j’avais trouvé la solution ?
Je pouvais sauver la vie de la Traqueuse. Je savais comment procéder. Et cela ne mettrait personne en danger ici – personne, à l’exception de moi. C’était la part du marché.
Pas question ! Melanie tentait de se montrer inflexible.
S’il te plaît, laisse-moi réfléchir.
C’est tout réfléchi !
C’est inévitable, Mel. Il n’y a pas d’autre solution. J’aurais dû m’en rendre compte depuis longtemps. C’est tellement évident.
Non !
Je me souvenais de notre conversation lorsque Jamie était malade. Quand nous nous étions réconciliés. Je lui avais dit que je ne l’effacerais pas et que je regrettais de ne pouvoir lui donner davantage…
Ce n’était pas un mensonge, je n’avais simplement pas fini ma phrase. Je ne pouvais pas lui donner davantage et… rester en vie.
Le vrai mensonge, il avait été pour Jared. Je lui avais dit, quelques instants plus tard, que j’ignorais comment m’effacer moi-même. Dans le contexte, c’était la vérité. Je ne savais comment disparaître, ici, à l’intérieur de Melanie. La solution, alors, ne m’était pas venue à l’esprit.
Je n’avais jamais considéré cette option viable – l’ultime trahison pour toutes les âmes habitant cette planète.
Une fois que les humains sauraient que j’avais cette possibilité, celle pour laquelle ils avaient perpétré tous les massacres, je devrais payer.
Gaby, non !
Quoi ? Tu ne veux pas être libre ?
Il y a eu un long silence.
Je ne te demande pas ça, a-t-elle déclaré finalement. Je ne le ferai pas pour toi. Et encore moins pour cette Traqueuse !
Ce n’est pas toi qui me le demande. Je me porte volontaire.
Pourquoi ? a-t-elle demandé d’un ton proche du sanglot. Cela m’a émue. Je croyais, au contraire, l’entendre exulter de joie.
En partie à cause d’eux. De Jared et Jamie. Je peux leur offrir le monde… tout ce dont ils ont rêvé. Je peux te rendre à eux. Cette évidence te serait apparue un jour ou l’autre… Va savoir ? Jared me l’aurait peut-être demandé. Et tu sais que je n’aurais pas refusé.
Ian a raison. Tu es toujours prête à te sacrifier ! Tu n’as pas de limites. Il t’en faut pourtant.
Ah, Ian…, ai-je gémi. Un nouveau spasme m’a traversée, une pointe de douleur, tout près du cœur.
Tu vas lui prendre tout son monde. Tous ses rêves.
Cela ne marchera jamais avec Ian. Pas dans ce corps, même s’il l’aime. Ce corps ne l’aime pas.
Gaby, je… Melanie cherchait ses mots. Et la joie chez elle ne venait toujours pas. Une nouvelle bouffée d’émotion m’a envahie. Je ne peux pas te laisser faire ça. Tu comptes plus que ça. À une échelle plus générale, tu leur es plus précieuse que moi. Toi, tu peux les aider. Tu peux les sauver. Je n’ai pas ce pouvoir. Tu dois rester ici !
Je ne vois pas d’autre solution, Mel. Pourquoi ne m’en suis-je pas rendu compte plus tôt ? Mystère ! Cela me paraît si évident à présent. Je dois me retirer, bien sûr. Je dois te rendre aux tiens. Je sais déjà, depuis longtemps, que nous avions tort, nous les âmes, de venir ici. Je n’ai donc pas d’autre choix aujourd’hui que de m’en aller. Vous avez survécu jusqu’ici sans moi ; vous y parviendrez encore. Vous avez tant appris sur les âmes avec moi. Vous allez désormais les aider. Tu ne vois pas ce qui se profile ? c’est le happy end au bout de la ligne droite. C’est ainsi que doit se terminer l’histoire. Je peux leur rendre l’espoir. Je peux leur donner… peut-être pas un avenir… mais ça… l’espoir… Ça, je le peux.
Non, Gaby, non.
Elle pleurait, devenait incohérente. Ses regrets m’ont tiré des larmes. Je ne pensais pas compter autant que ça pour elle. Je ne m’étais pas rendu compte qu’on s’aimait si fort toutes les deux.
Même si Jared ne me l’avait jamais demandé, même si Jared n’avait jamais existé… Une fois ce chemin découvert, je devais le suivre jusqu’au bout. Parce que j’aimais Melanie.
Pas étonnant que, sur Terre, le taux de réussite soit si faible chez les hôtes résistants. Une fois qu’on apprenait à aimer son hôte humain, l’âme était piégée. On ne pouvait vivre aux dépens d’un être qu’on aimait. Pas une âme. Aucune âme ne pouvait vivre ainsi.
J’ai roulé sur le matelas et, à la lueur des étoiles, j’ai regardé mon corps. Mes mains étaient sales et écorchées, mais elles restaient belles malgré les ecchymoses. La peau était jolie, couleur miel, presque pâle sous les astres. Les ongles étaient rongés, mais ils avaient l’air sains, bien roses, avec une demi-lune blanche à leur base. J’ai agité les doigts, regardant les muscles tirer les phalanges, esquissant des mouvements gracieux. Je les ai laissés danser au-dessus de moi ; ils se muaient en formes fluides et noires devant les étoiles.
Je les ai fait glisser dans mes cheveux qui descendaient à présent presque jusqu’aux épaules – Mel aurait apprécié cette longueur. Après une cure aux shampooings d’hôtel et aux vitamines « Forme et Santé », ils avaient retrouvé leur lustre et leur douceur d’autrefois.
J’ai étendu mes bras le plus loin possible pour étirer mes tendons ; j’ai entendu quelques articulations craquer. Ils étaient puissants. Ces bras-là pouvaient me hisser au flanc d’une montagne, ils pouvaient porter de lourdes charges, bêcher tout un champ. Mais ils restaient doux. Ils pouvaient tenir un enfant, réconforter un ami, donner de l’amour… mais tout ça n’était pas pour moi.
J’ai pris une grande inspiration. Des larmes ont perlé aux coins de mes yeux, ont roulé sur mes tempes et se sont perdues dans mes cheveux.
J’ai bandé les muscles dans mes jambes ; je percevais leur force, leur vivacité. Je voulais courir, avoir devant moi l’horizon pour piquer un sprint, voir quelle vitesse je pouvais atteindre. Je voulais faire ça pieds nus, pour sentir la terre sous moi. Je voulais entendre le vent siffler dans mes cheveux ; je voulais qu’il pleuve, humer l’odeur de la pluie se mêlant à l’air.
J’ai remué lentement les pieds, d’avant en arrière… pointes, talons, pointes, talons… au rythme de ma respiration. C’était agréable.
J’ai suivi les contours de mon visage de l’extrémité de mes doigts. Le contact était chaud, chaud et doux. J’étais contente d’avoir rendu à Melanie son visage d’antan. J’ai fermé les yeux et caressé mes paupières.
J’avais vécu dans bien des corps, mais jamais je n’en avais autant aimé un. Jamais je ne m’étais autant attachée. Et évidemment, c’était celui que je devais abandonner.
Quelle ironie ! J’en ai ri. J’ai senti l’air de mes poumons monter dans ma gorge en petites boules véloces. Rire, c’était comme une brise fraîche ; ça nettoyait mon corps sur son passage, apaisait les meurtrissures. Aucune espèce ne disposait de ce cicatrisant miracle.
J’ai touché mes lèvres ; je me suis souvenue du baiser avec Jared, et de celui avec Ian. Peu de monde avait l’occasion d’embrasser des êtres si beaux. J’avais eu, finalement, beaucoup de chance.
Mais cela avait été si court ! Un an, tout au plus. Je n’en étais pas même certaine. Le temps d’une révolution de cette petite planète bleue autour de son soleil anodin. La plus courte de mes vies.
La plus courte et la plus importante, la plus poignante. Une vie qui m’avait changée à jamais. Qui m’enchaînait à jamais à cette étoile, à cette planète, à ma petite famille d’étrangers.
Encore un peu de temps… ce serait trop demander ?
Non, a murmuré Mel. Ce ne serait que justice.
On ne sait jamais combien de temps on a devant soi, ai-je répondu dans un murmure.
Mais dans mon cas, je le savais. Précisément. Et je ne pouvais en demander davantage. Mon sablier était vide.
C’était la fin. Je devais faire mon devoir, être en paix avec moi-même pour le peu de temps qu’il me restait à vivre.
Avec un grand soupir qui a paru me traverser de la tête aux pieds, je me suis levée.
Aaron et Brandt n’attendraient pas éternellement. Et j’avais quelques questions supplémentaires à poser. Mais cette fois, les questions étaient pour Doc.
Les grottes étaient en deuil, toutes les têtes étaient baissées. Il m’a été facile de me faufiler sans être importunée. Personne ne se souciait de ce que je pouvais faire, à l’exception de Jeb, Brandt et Aaron – mais ils n’étaient pas là.
Je n’avais ni l’horizon ni la pluie, mais j’avais le long tunnel sud. Il faisait trop sombre pour courir à pleine vitesse, mais je me suis lancée dans un trot soutenu. C’était agréable de sentir mes muscles chauffer.
Doc devait se trouver là-bas… seul, sans doute. Pauvre Doc.
Il dormait à l’infirmerie depuis la nuit où l’on avait sauvé Jamie. Sharon ayant repris ses affaires et emménagé chez sa mère, Doc ne voulait plus dormir dans sa chambre vide.
Une haine tenace. Sharon préférait détruire son bonheur et celui de Doc, plutôt que de lui pardonner de m’avoir laissée soigner Jamie.
Sharon et Maggie n’étaient plus que des ombres dans les grottes. Elles évitaient tout le monde à présent, et plus seulement moi. Quand je ne serais plus là, resteraient-elles encore toutes les deux murées dans leur bastion de rancœur ?
Quelle perte de temps dans une vie si courte ! Quel gâchis !
Pour la première fois, le tunnel sud m’a paru bien court. Avant d’en avoir parcouru la moitié, j’ai vu de la lumière filtrer de l’infirmerie. Doc était là.
J’ai ralenti le pas avant d’arriver. Je ne voulais pas l’effrayer, lui faire craindre qu’il y avait une urgence.
Il a quand même sursauté quand je suis apparue sur le seuil, un peu essoufflée.
Il s’est levé d’un bond ; le livre qu’il lisait lui est tombé des mains.
— Gaby ? Que se passe-t-il ?
— Tout va bien, Doc.
— Quelqu’un a besoin de mes services ?
— Oui, moi. (J’ai esquissé un pâle sourire.)
Il a fait le tour de son bureau pour s’approcher, avec de grands yeux curieux. Il s’est arrêté à cinquante centimètres de moi et a haussé un sourcil.
Son long visage n’était que douceur et affection. Il n’y avait rien d’inquiétant. Et dire qu’à mon arrivée, je l’avais pris pour un monstre…
— Tu es un homme de parole, ai-je commencé.
Il a hoché la tête et ouvert la bouche pour parler, mais je l’ai arrêté d’un geste.
— Et ce que je vais te demander va exiger de toi un grand sacrifice.
Il attendait la suite, les yeux plissés. J’ai pris une grande inspiration, j’ai senti mes poumons se gonfler.
— Ce que tu as tenté de découvrir en tuant toutes ces personnes… Je sais comment il faut faire… Je sais comment retirer une âme de vos corps sans blesser l’un ou l’autre. Cela n’a rien d’extraordinaire. Toutes les âmes doivent savoir le faire, en cas d’urgence. J’ai même accompli cette procédure moi-même, lorsque j’étais un Ours.
J’ai regardé Doc, guettant sa réaction. Ça a pris un moment. Lentement, ses yeux se sont écarquillés.
— Pourquoi me dis-tu ça ? a-t-il soufflé.
— Parce que… je vais te montrer comment faire. (J’ai encore levé la main pour qu’il me laisse poursuivre.) Mais je veux quelque chose en échange. Je te préviens, ça ne va pas être facile pour toi d’accéder à ma requête, pas plus qu’il va m’être facile de te révéler ce secret.
Son visage s’est durci. Je n’avais jamais vu cette expression chez lui.
— Donne tes conditions.
— Tu peux les tuer… ces âmes que tu vas retirer. Tu dois me donner ta parole, me faire le serment que tu vas leur offrir un sauf-conduit pour une autre vie. Ce ne sera pas sans danger… Il va te falloir trouver des cryocuves et mettre ces âmes sur des navettes spatiales. Tu devras les envoyer vers un autre monde. Mais elles ne pourront plus jamais vous faire du mal. Lorsqu’elles atteindront leur nouvelle planète, vos petits-enfants seront morts.
Ces conditions pouvaient-elles atténuer mes remords ? Peut-être, si Doc les suivait à la lettre.
Je le voyais réfléchir à toute vitesse au fil de mes explications. Qu’allait être sa réponse ? Il ne semblait pas en colère, mais ses yeux étaient encore écarquillés.
— Tu veux sauver la Traqueuse, a-t-il deviné.
Je n’ai pas répondu, parce qu’il ne pourrait comprendre mon point de vue : je voulais, au contraire, qu’ils tuent cette Traqueuse. C’était bien là tout le problème. J’ai donc poursuivi mes explications…
— Elle sera la première – le cobaye. Je veux être sûre, tant que je suis là, que tu vas suivre toutes mes instructions. C’est moi qui procéderai à la séparation. Une fois qu’elle sera en sécurité, je t’apprendrai comment faire.
— Sur qui ?
— Sur des âmes kidnappées. Comme avant. Je ne peux te promettre que les esprits humains vont revenir. J’ignore si l’effacement est réversible. Mais on en aura une petite idée avec la Traqueuse.
Doc a battu des paupières. Ses neurones s’activaient.
— Comment ça « tant que je suis là » ? Que veux-tu dire ? Tu t’en vas ?
Je l’ai regardé, impassible, attendant qu’il saisisse. Mais il était perdu.
— Tu ne mesures pas ce que je te donne ? ai-je murmuré.
Enfin, la compréhension est venue, comme un coup de fouet.
J’ai enchaîné aussitôt, avant qu’il ne puisse dire un mot :
— J’ai autre chose à te demander, Doc. Je ne veux pas être envoyée sur une autre planète. Je ne vais nulle part. C’est ma planète, ici, vraiment. Et en même temps, je n’y ai pas ma place. Alors mon souhait… Je sais que cela risque d’en choquer certains, ne leur dis rien si tu penses qu’ils ne pourront l’accepter. Mens, au besoin ! Mon souhait serait d’être enterrée avec Walt et Wes. Tu peux faire ça pour moi ? Je ne prendrai pas beaucoup de place. (J’ai esquissé un autre sourire.)
Non ! hurlait Melanie. Non ! non !…
— Non, Gaby, a objecté Doc.
— Je t’en prie Doc, ai-je insisté en grimaçant sous les cris de Melanie qui devenaient de plus en plus forts. Je ne pense pas que Wes ou Walt auraient été contre le fait que je leur tienne compagnie.
— Ce n’est pas de cela dont je parle ! Je ne peux pas te tuer, Gaby. Non ! J’en ai marre de la mort, de tuer mes amis. J’en suis malade ! (Ses mots ont fini en sanglots.)
J’ai posé ma main sur son bras maigre, l’ai caressé.
— Parfois des gens meurent ici. C’est dans l’ordre des choses. (Kyle avait dit quelque chose comme ça. C’était drôle de me retrouver à citer Kyle deux fois dans la même nuit !)
— Et Jared ? Et Jamie ? a bredouillé Doc.
— Ils auront Melanie. Tout ira bien pour eux.
— Et Ian ?
— Il sera mieux sans moi…, ai-je soufflé.
Doc a secoué la tête en s’essuyant les yeux.
— Il faut que je réfléchisse. Donne-moi du temps, Gaby.
— On n’en a pas beaucoup. Les autres ne vont pas m’attendre ad vitam aeternam ; ils vont tuer la Traqueuse.
— Je ne parle pas de ça, Gaby. Je suis d’accord pour cette part du marché. Mais je ne crois pas que je pourrai te tuer.
— Il faut prendre tout le lot ou rien, Doc. Et tu dois prendre ta décision maintenant. Et… (Je me suis aperçue que j’avais encore une exigence.) Tu ne devras parler à personne de la dernière clause de notre accord. À personne. Voilà mes conditions, c’est à prendre ou à laisser. Veux-tu, oui ou non, apprendre à retirer une âme d’un corps humain ?
Doc a encore secoué la tête :
— Attends… attends…
— Tu connais déjà la réponse, Doc. Cela fait si longtemps que tu cherches, que tu espères…
Il secouait la tête, aphone, encore et encore. Je n’ai pas prêté attention à ce geste de refus ; nous savions l’un comme l’autre qu’il avait accepté le marché.
— Je vais aller voir Jared, maintenant, ai-je annoncé. On va faire un raid éclair pour récupérer des cuves. Tiens les autres à l’écart. Dis-leur la vérité. Dis-leur que je vais t’aider à faire sortir la Traqueuse de ce corps.